Avis sur Chères toxines de Jean-Paul Jody
Dans son dernier ouvrage, Jean-Paul Jody retrouve un genre qu’il maîtrise désormais : le docu-fiction. L’intrigue de Chères toxines se déroule dans une station balnéaire, parmi une assemblée de cadres dirigeants débarqués là pour un stage intensif : mais en dépit de ses nombreux rebondissements façon polar, elle ne servira finalement qu’à dénoncer les rouages de l’industrie pharmaceutique, avide et corrompue.
Chères toxines : Fiction sécable
Après La position du missionnaire (Les Contrebandiers, 2004), Jean-Paul Jody reprend les rênes d’un cheval de bataille qu’il avait très bien mené avec le drame du Rwanda : le docu-fiction. Un format qui a rencontré un certain écho à la télé et qui, exploité dans le roman, trouve beaucoup plus de grain à moudre : liberté du papier contre imposition du minutage à 1h30 toute ronde du cathodique. Et quand on se lance sur les abus du monde de la pharmacie, il y a long à dire.
Avec la documentation qu’il tient sous le coude (pas moins de quinze pages de références et de bibliographies avérées en exergue), Jody aurait très bien pu se contenter d’un catalogue de dénonces ciblées comme il en fleurit hebdomadairement sur les tables des libraires au rayon société. Mais si ces livres sont souvent droits, réglos, bons et nécessaires, ils souffrent en général d’une bonne histoire de fond et pour cause : ils sont la compilation de centaines de récits rassemblés en preuves objectives servant l’argument logé dans le titre.
Donc, Jody invente Santaz, laboratoire pharmaceutique qui fut d’abord une affaire familiale – peuplée d’employés idéalistes dont le but étaient tout de même de produire des substances à même de servir le bien-être et la santé de ses contemporains – avant de devenir une société florissante et cotée en bourse, peuplée de directeurs, de commerciaux, de communicateurs et de visiteurs médicaux n’ayant qu’une idée en tête : si je fais du bien à l’entreprise, l’entreprise me fera du bien ou me foutra à la porte, ça ne dépendra jamais vraiment de moi donc il faut que je serre les fesses et que je file droit.
Santaz n’est donc plus tourné vers le monde qu’elle est censée soigner mais vers elle-même et sa propre santé économique. Et comme ses consoeurs, elle ne fabrique plus des médicaments mais des molécules qu’il convient de faire breveter afin qu’elles soient suffisamment mises en orbite pour ne retomber dans les mailles des « génériqueurs » que le plus tard possible. Car la voilà, la véritable logique des laboratoires pharmaceutiques aujourd’hui : chasser la molécule et la garder pour soi parce que tant qu’elle nous appartient, on en fixe nous-même le prix. Et qu’importe le malade, qu’importe le système de santé qui rembourse au frais de la princesse, qu’importe les pandémies qui ravagent le tiers-monde, qu’importe d’ailleurs l’humain qui souffre.
Protocole vicié
De Santaz, nous apercevons ce monde abject par le petit bout de la lorgnette : triste équipée sous les tropiques thaïlandais d’une bande de cadres qui s’entretuent pour obtenir l’aumône du grand patron, lui-même déjà sur le bord de la planche, victime du rendement qui a attendu son échec pour prendre conscience du chemin parcouru depuis l’époque familiale de sa société. Et parfois, souvent, de cette petite lorgnette, Jody opère un panoramique latéral sur la concurrence, la vraie.
De longs documents jalonnent alors le texte, soit sous la plume de l’auteur, soit dans la bouche de l’un de ses personnages – notamment le directeur de la production Pouligen, vieil idéaliste, anciennement anarcho mais aujourd’hui reconverti en égoïste aigri tout juste capable de pleurer sur ce monde perdu, et de se fabriquer ses propres petites pilules amusantes qu’il distribue dans les soirées entre amis – histoire de se convaincre qu’il agi encore pour le bien d’une part de l’humanité, ou en tout cas pour l’assommer par des artefacts.
Documents sur une triste histoire qui n’en finit plus et n’en finira jamais. Triste histoire qui met en accusation tous les acteurs du monde la santé, du médecin au ministre en passant par les labos, tous nommément cités dans leurs rôles au sein de cette grande comédie du dérèglement mondial. Et les exemples défilent jusqu’à l’écoeurement total qui fait de cette petite promenade assassine à Pattaya une ignoble pantalonnade dont on espère que chacun sortira rôti, puni pour le reste, si ce n’est toi, c’est donc ton frère, c’est donc quelqu’un des tiens.
Les balades de l’à-quoi-bonisme
L’ennui aujourd’hui avec les documentaires, les docu-fictions, les livres qui ouvrent à la face du monde leurs pages dédiées à la monstruosité du système, c’est qu’ils viennent et puis s’en vont. Chacun porte en son sein le message sincère de l’avertissement : faites gaffe, nous sommes tous des victimes potentielles. Leur nombre, ces dernières années en ont fait des produits. Ils sont à leur échelle des médicaments pour la santé mentale, mais ils sont à leur tour consommés, digérés mais jamais métabolisés. Pouligen, dans un grand moment de gloriole amère dit qu’il serait temps que les gens sortent dans la rue, une bonne foi pour toute.
Chères toxines à lui seul mériterait un sitting relayé devant l’Assemblée Nationale, le parlement européen, le siège de l’OMS. Nuit et jour à demander des comptes, à réclamer qu’on foute hors des couloirs des grandes institutions de l’état et une bonne fois pour toute les lobbyistes qui sont à eux seuls responsables du trou de la sécu par l’imposition d’amendements aux diverses lois sur les systèmes de santé. Armé de ses solides références, ce bouquin est une recette à l’amélioration de nos sociétés. Des exemples simples, une tendance à la répétition exemplifiée mais nécessaire, une intrigue qui, finalement, permet de respirer entre deux immersions et on file chez l’armurier.
Oui, mais. C’est un livre. Un produit. Il marquera (c’est une bonne partie de ce qu’on peut lui souhaiter), son édition au Seuil lui permettra une large audience, mais demain ? C’est aussi ça qui fait grincer des dents. Et le bruxisme ne sert qu’une infime partie de la société : les dentistes.
Jean-Paul Jody, Chères toxines
Editions du Seuil, avril 2008, 356 pages